Klipper : le danger de la facilité ou aller plus loin ?
Les deux principales formes de klipper - En haut la version ailée de 2005, en bas la version corps portant de 2004. (crédits ici)
Alors
que le salon du Bourget avait été délaissé de façon inadmissible par
l’agence spatiale européenne, cette dernière a, semble t-il, préféré
aller en Russie cet été se présenter dans ce prometteur pays avec un
très grand stand au salon de Moscou. Si le fait de préférer le public
russe à l’européen n’a rien de choquant, le problème vient que l’Europe
spatiale industrielle risque de se sentir délaissée à terme, et elle
aurait raison… ! Enfin, faut-il faire attention au jeu qui est de mise
dans ce ménage à trois !
Nous avons toujours soutenu le
rapprochement russo-européen dans le domaine avancé des techniques des
vols habités. Pourtant il ne doit pas se faire à n’importe quel prix,
mais doit être judicieux et avantageux pour tous les partenaires.
Quant
à Klipper, nous avons désormais de sérieux doutes concernant la
participation effective de l’industrie spatiale européenne et les
retombées directes, ou indirectes, qu’elle pourrait y gagner. Les
déclarations de M. Frabrizzi (directeur des lanceurs à l’ESA) dans
l’Air et Cosmos N°1994 du 26 août 2005 ne sont pas très encourageantes
pour la détermination de l’Europe à conduire le projet. Il faudra
éviter dans tous les cas que l’Europe se contente d’être un vaste
chéquier ou un simple sous-systémier informatique ou électronique.
L’Europe vaut beaucoup plus ! Le problème avec le projet Klipper est
finalement assez simple : qu’y gagne-t’on ? ‘’Les vols habités coûtent chers’’
et nous le savons mais ce n’est pas perdre un peu de notre autonomie
technologique et industrielle de s’associer aveuglement à un projet
comme celui-ci ? Nous pourrions nous demander, dans le cas où Klipper
serait lancé de Guyane, comment l’industrie spatiale européenne pourra
encore proposer des programmes de vols habités ou comment l’ESA pourra
de façon autonome se développer dans l’espace. Nous l’avons toujours
dit et nous tenons à le répéter ici : la conquête spatiale est
aussi un enjeu économique pour demain et les activités induites par un
développement au-delà de l’orbite basse seront fondamentales à notre
propre économie. Alors que l’on parle de l’Europe de la
compétitivité et de relance de la Recherche aux profits de nos
industriels et chercheurs, est-ce vraiment une si bonne idée de
s’associer sur un projet aussi fondamental ? Or il existe des blocs
économiques préexistants qu’il faut savoir préférer à d’autres enjeux.
Dans notre cas : c’est l’Europe à 25 qu’il s’agit de faire prévaloir.
C’est définitivement un choix politique. Le vrai risque est que Klipper
se fasse et qu’EADS ou tout autre industriel européen n’en tirent aucun
bénéfice ; et puisque le marché institutionnel semble aller vers un
renforcement de son activité, il est d’autant plus judicieux de
protéger nos intérêts industriels spatiaux avant quelques autres
considérations. La Russie ou l’Ukraine ne sont toujours pas membres de
l’ESA, donc les raisons d’une coopération avec la FKA ne peuvent à
l’heure actuelle se justifier que sur des technologies précises mais
non critiques à l’intégrité du projet. Dans le cas d’une coopération
poussée avec les Russes sur Klipper, il faudrait revoir nos modes de
coopération avec cette entité politique unique pour en tirer des leçons
économiques et stratégiques.
.
Il faut aussi tenir compte de la
dimension stratégique. Jusqu’à quel point les Russes veulent-ils que
nous coopérions ? La Russie de Vladimir Poutine ne semble pas prête à
rentrer dans l’Europe communautaire et pour l’ESA, cela risque tout au
plus d’être un accord à la canadienne qui se profile à moyen terme. La
présence de M. Poutine au pouvoir nous confirme cette importance
stratégique russe pour les années à venir. La Russie, qu’on le veuille
ou non, est un bloc à lui tout seul qui peut faire des alliances de
circonstances mais qui fera toujours prévaloir ses propres intérêts. La
CEI est une zone économique dynamique qui se développera dans les
prochaines années et elle aurait tort de se priver de tous les
bénéfices y compris spatiaux. Enfin notons que la dimension ‘’prestige’’ ou ‘’grandeur’’,
quelque soit le nom, est aussi une grande part de motivation dans
l’engagement de vastes programmes spatiaux. La situation spatiale en
2005-2006 sera aussi au profit de la CEI de ses Soyouz ou de ses
Progress. La Chine, les USA, la Russie, ou même le Brésil ou l’Inde ont
compris cette spécificité aux techniques spatiales. Il va falloir en
Europe réfléchir sur le sujet au niveau politique : assumons nous ou
pas notre dimension de prestige quant à nos programmes européens ?
Allons-nous comprendre que ‘’vendre’’ du rêve à la Hermès, à
la Colombus, à la Planète Mars, à l’ATV ou à la Ariane (cette dernière
est un symbole de réussite méritée et porte parole à elle toute seule
de l’Europe spatiale alors qu’historiquement le programme s’est déroulé
sans l’Europe politique) est nécessaire dans un monde où les pôles
stratégiques vont désormais évolués plus vite et surtout plus
techniquement ? Il faut savoir exploiter politiquement toutes nos
ressources d’autant que cela servira nos intérêts économiques,
technologiques et scientifiques directs !
Pourtant il faudra
faire des choix. L’Europe spatiale ne peut pas aller butiner à droite,
à gauche des programmes qui lui semblent intéressants : il faut
désormais assumer sa propre dimension stratégique. Alors que certains
critiques politiques parlent de ‘’péché d’arrogance’’ pour les Etats-Unis, certains auteurs américains parlent de ‘’syndrome d’infériorité’’ pour l’Europe politique comme étant la maladie propre de la CE (cf. Jeremy Rifkin, Le rêve européen).
La tendance que l’on a sur notre continent à se dévaloriser est
affolante. Il en est de même pour l’Europe spatiale. Cette dernière a
bien changé en 20 ans mais les constantes restent les mêmes :
s’émanciper vers l’autonomie spatiale et la compétitivité mondiale :
ces deux facettes, s’alliant, peuvent nous mener au-delà de l’orbite
basse. Le projet Klipper doit être mûri et pensé dans cette
perspective, si tel n’est pas le cas, le risque d’une opération ‘’à la Spacelab’’, ou ‘’à l’Hermès’’ risque de se dérouler à nouveau. Il faut savoir identifier avec clairvoyance et COHERENCE nos intérêts et les faire prévaloir avec vigueur.
Nicolas Turcat
Président de la NSS France.